Pirateries

Performance réalisée lors du lancement de la revue Incartades, fruit de la recherche Des Pirates du sensible.

2018

Texte de la performance

–  Quand vous écrivez, respirez profondément. Il s’agit d’un artisanat, c’est un geste de travailleuse. Quand vous lisez ce que vous avez écrit, respirez encore jusqu’à sentir qu’il y a un rythme. Les textes doivent apprendre à danser1.

Pourquoi écrire ?, me dit-elle.

– Nécessité, (je le réponds). On n’inaugure pas un nouveau monde en trouvant des réponses, mais en changeant les questions.2 Nous devons croire dans l’effet politique des mouvements internes.

Réfléchir sur nos manières de faire de l’art et leurs implications politiques. C’est se poser la question sur notre place dans le tissage qui nous entoure.

L’art effectue un questionnement de notre pensée, de nos manières de faire et de « vivre ensemble ». Le transfert d’une expérience dans l’écriture ouvre une sensibilité autre à celle du faire. Le passage au langage permet d’ouvrir des espaces de pensée que nourrissent l’imaginaire et apportent de nouvelles voies pour un retour à l’action. Il s’agit d’une question d’habitation.

Les méthodologies de création sont des confrontations de l’œuvre avec sers conditions matérielles ainsi que le résultat d’une sensibilité particulière au monde. En tant que modalités de faire et modalités de pensée, les méthodologies ont un rapport avec nos façons d’habiter le travail créatif.

Penser un projet artistique comme un « …processus d’élaboration incessant (…) une étude structurelle, sémiologique, des constructions symboliques comme des systèmes d’articulation autonome »3 et sans liens d’appartenance, permet de le percevoir comme une entité vivante et non comme un produit consommable.

Cependant, les systèmes des signes dans une institution opèrent comme un filtre. L’idée de « discipline » réfère à un mécanisme de pouvoir qui « fabrique » des individus à travers des dynamiques concrètes qui agissent sur leurs subjectivités. Le « corps docile » est la figure qui incarne ce pouvoir (Foucault) : un corps homogène, stable et autonome en termes d’exclusion (Ginot). Cette relation disciplinaire, où le corps est impliqué, je l’observe, entre autres, dans le rapport entre les projets artistiques et les institutions culturelles.

Comment un projet artistique se confronte à ce « corps d’autorité » (Ginot) ? Qu’est-ce que celui-ci peut déclencher dans nos corps ? et comment habiter et réinventer les modalités de cette présence, la nôtre face aux institutions ?

C’est l’année 2016 à La Déviation et ces questions se sont ouvertes pour moi. Je mène un laboratoire de recherches, où j’invite différentes personnes. Sacha, Carolina, Annabelle, Aldo, Lénaig et Ludivine, répondent à cet appel. Nous essayons de mettre en route la nécessité de partager des doutes et des curiosités, de prendre des risques. Nous cherchons à partager nos savoirs, nos pratiques et nos recherches artistiques, les mettre en crise, en danger, en les désacralisant. Sans peur de perdre le temps puisqu’on ne s’impose pas de produire quelque chose. Nous cherchons à créer un regard ouvert sur nos pratiques, pour réfléchir plutôt sur les effets que celles-ci ont sur notre perception et les rapports qui peuvent se produire entre nous.Ce projet de laboratoire est (forcément) la mise en route d’un doute. Il est « transdisciplinaire » parce qu’on a reconnu cette frontière mobile, car praticable et ouverte, entre le dehors et le dedans de ce qu’on appelle « discipline artistique ». L’idée de frontière comme un champ de forces semble être une métaphore suggestive, il s’agit d’une perméabilité pour faire un trafic d’expériences. Frontière dans le sens de cet espace où s’opèrent constamment des passages d’informations et d’expériences.

Un travail du et sur le corps en mouvement c’est plusieurs choses en même temps, mais surtout il s’agit d’une attention permanente aux flux de notre perception et aux modalités de notre sentir. Le corps est un « champ de bataille, (…) un corps qui n’est pas donné, qui est à découvrir, voire à inventer »4, qui manifeste ces caractéristiques sous la forme de tensions. Subvertir les modes de pensée et de fabrication du travail artistique, en agissant directement sur l’expérience subjective du corps, fait émerger sa piraterie.

Quel est alors ce nouveau corps qui émerge? Que devient-on quand tout autour est en mouvement? 

Le corps est une traversée d’expériences. Nous sommes plusieurs corps à la fois. Lâcher ce corps que je pense être, pour permettre aux autres d’y apparaître. Il faut une conscience du poids, de sa matière. L’identité n’est qu’une somme d’accords avec soi-même. Construire en habitant permet cette perception de frontière comme des articulations mobiles. 

 Tomber ne fait pas mal si tu lâches. Comment se laisser tomber à l’intérieur ?

Le pirate, sujet de la mer, de cet espace qui n’appartient pas à la terre mais qui cependant fait partie du monde, est un corps rebelle. Le pirate est un trafiquant d’expériences. Il est opérateur des changements dans l’organisation sociale et ses modalités de représentation. Sujet de confrontation, mystique et hors norme.

Une pensée des corps pirates est alors un exercice pour laisser partir ce qui est reconnaissable, ou identifiable, chez nous. Une façon pirate d’être matière du monde c’est transiter et se laisser trafiquer. C’est d’être marginal comme choix politique. C’est devenir des questions incarnées. Ce nouvel état n’est pas fixe, il est limite, bord, écume. Il est passage, il est intérieur et extérieur, il est mouvement d’un lieu à un autre, il n’est, en fait, jamais une identité. Un corps pirate se réinvente sans arrêt, à travers le flux incessant d’images et d’intensités. La piraterie se manifeste dans les corps par un bouleversement subjectif. C’est ce mouvement sensible que je nomme processus de décolonisation.

Se décoloniser c’est, d’abord, reconnaître les marques d’un héritage, au niveau autant physique que subjectif, les accepter pour les déjouer. Une décolonisation de la pensée, comme une possibilité de « lâcher » les idées reçues de la culture et les questionner. Une décolonisation de la matière corps où de nouveaux mouvements se produisent, c’est permettre un trafic de nouvelles perceptions et modalités de sentir. Il s’agit d’un « état de doute », d’un déplacement subjectif.Il s’agit d’aller vers tous ces corps possibles que nous sommes, ces corps poétiques susceptibles de transformer par leur matière celle du monde. C’est se permettre une ouverture sensible aux nouvelles perceptions pour que d’autres connaissances surgissent. Le travail du corps en mouvement déplace le sens d’une chose à l’autre.

« Le déplacement des centres est un fait, dit Silvia. En plus, si on signale les choses depuis là où nous sommes situé.es (en Amérique du Sud), l’orient réfère à l’Europe! Dans les périphéries il y aussi une impulse pour construire des nouveaux centres. »5

« Alors peut-être, c’est le bon moment pour arrêter le désespoir et remarquer ce qu’il y a autour. Suspendre le régime d’urgence, créant les conditions d’une ouverture désarmée et responsable de l’événement. Remplacer l’expectative par l’attente, la certitude par la confiance, la plainte par l’engagement, l’accusation par la participation, la rigidité par la rigueur, l’échappatoire par la comparution, la compétition par la coopération, l’efficacité par la suffisance, la nécessité par le précis, le conditionnement par la condition, le pouvoir par la force, l’abus par l’utilisation, la manipulation par le « tripoter », le rejeter par la réparation. Une réparation de ce qu’il y a, avec ce qu’on a. Et accueillir ce qui ressort comme un événement ».

*Les intertextes de ce travail viennent des idées et pensées de Silvia Rivera Cusicanqui, Isabelle Ginot, João Fiadeiro, Luis Moreno, Laurence Louppe, Fernanda Eugénio et moi.

1 De Silvia Rivera Cusicanqui. Vu dans http://www.revistaanfibia.com/ensayo/contra-el-colonialismo-interno/ pour Verónica Gago (traduction propre).

2 C’est une de ces phrases qui bouleversent la vie. De Fernanda Eugénio et João Fiadeiro dans « Des modes de ré-existence : un autre monde est possible, la secalharidade » (Projet And_Lab).

3 Louppe, Laurence, « Mémoire et identité », Poétiques de la danse contemporaine, Contredanse, 1997, p. 277-278.

4 Louppe, Laurence, « Le corps comme poétique » in Poétiques de la danse contemporaine, Contredanse, 1997, p.64.

5 Inspiré de Silvia Rivera Cusicanqui, sociologue bolivienne-aymara (traduction propre).

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