Performance présentée lors du projet Non Site On Site
2020
Si une dichotomie du visible urbain et d’invisible marginal est possible, je travail sur l’idée de leur marge. Je m’intéresse à ce qui ressort, ce qui dépasse, dans une envie d’observer les porosités de cette marge. La marge donc comme une frontière poreuse et mobile. Je cherche à l’aborder comme un basculement perceptif, au moins un questionnement du comment on y est dans cette marge.
Marseille, France.






Je le porte sur mon épaule droit en sortant du train. Je descends les escaliers, je remonte les escaliers. J’ai encore 10 minutes avant d’arriver. Je monte sur mon vélo et je pars, je me laisse guider par son roulement. La première partie est la meilleure : vitesse, courbes, presque pas d’effort. Je garde mes yeux bien ouverts, j’ai des larmes au vent. Je m’enfuis parmi les voitures et les scooters qui me frôlent en passant le chemin de la Nerthe. Sauf quand je croise des cyclistes aguerris, je suis presque la seule ici. Plus on s’approche du vallon, plus mes cuisses brûlent.
Juillet. Il est 20h et il fait encore jour. Je suis en train d’arriver au sommet le plus haut du chemin, là où on a la plus belle vue de la baie de Marseille. Je m’arrête souvent pour regarder. En face, dans la mer, on dirait que tout est calme. Des bateaux laissent derrière soi des lignes blanches qui dessinent la mer. Des croisements. La marge n’est qu’une trame des choses qui se traversent.
J’entends un boom-boom qui sort d’une voiture. C’est la fréquence d’une radio. Il y a des restes de fast-food partout, des cartouches de chasse et de ces cartouches argentés qu’on aspire respire aujourd’hui.
Verre, métal, plastique. Les voitures glissent et s’arrêtent au mi-chemin de la pente. Une chute arrêtée, on dirais un temps suspendu. Je devrais tomber aussi, rouler jusqu’à m’arrêter à côté de ces squelettes métalliques, de ces morceaux de verre, de ces bout de plastique. Je reste suspendue, accrochée aux fenouils, aux coquillages des escargots morts.
Je vois de loin un scooter arrêté et un jeune en train de monter dessus. Non, je vois plutôt des yeux qui me matent, qui m’analysent. J’ai su par son regard le type de rencontre que nous allons avoir. Pas de sourire possible, pas de « bonjour » cordial, mais pas de silence non plus.
Crack. J’écoute ta présence de loin, quelque part…je commence à parler en français. Je peux écouter tes pas, les bruits, le souffle du vent. Tout est noir, et grand, et sale, et sombre. Je pourrais avoir peur. Je ne connais personne. Un loup qui cri. Le langage se réduit, malheureusement. Il y a des animaux autour qui nous regardent. Est-ce que nous croyons vraiment être seuls ? Il y autant d’âmes ici que de lumières.
J’ai réagi sans penser. Sans descendre du vélo j’ai sortie mon doigt d’honneur. Simultanément, il y a eu plusieurs actions : il me lançait son regard carnivore, je faisais le geste de mon doigt, il montait sur son scooter et je le croisais en vélo. Un croisement de circonstances et la boîte de pandore s’était ouverte. Action suivante : demi-tour du jeune. Moi, j’ai accéléré, j’ai eu peur.
J’avais encore devant moi la grande pente qui amène aux ateliers de la Nerthe chez Annick et Gilbert, mais après il y avait encore la dernière montée avant d’arriver à La Déviation. Perdu. Pendant que je pédalais dans la descente à toute vitesse, j’ai vue un homme qui réparait sa voiture. Mon sauveur.
Cette falaise est un cimetière de voitures. En les jetant ils ont voulu faire disparaître les traces. Mais c’est impossible. Il y a des bouts de matière qui s’arrêtent à mi-chemin ? Ils restent comme s’ils exigeaient qu’on ne les oublient pas. La matière prends du temps avant de se transformer.
Comme je n’allais pas arriver à ma destination avant que le jeune ne me rattrape avec son scooter, je me suis arrêté devant la voiture. J’ai eu à peine le temps d’expliquer à l’homme : « bonjour, j’ai un problème… » avant que le mec en scooter n’y arrive. Il s’est rapproché de moi à moins d’un mettre. Il avait les yeux explosés de colère. Quelques mèches frisées sortaient de son casque. Par son visage et sa taille, j’ai calculé qu’il avait 16 ans maximum. J’en ai le double. J’ai senti cette différence et j’ai eu la rage moi aussi. Son monologue a durée au moins 2 minutes. « C’est toi qui m’a fait un doigt d’honneur ? c’est toi ? c’est toi ? » Il est descendu de son scooter. Il a répété la question. L’homme qui réparait sa voiture faisait semblant de ne rien entendre, il continuait à changer son pneu. J’ai nié. J’ai eu peur. Le jeune se rapprochait de plus en plus (je sentais ses postillons sur mon visage). Il m’a enchaîné « c’est toi qui m’a fait le doigt d’honneur, hein ? Je vais nicker ta grande-mère, ta mère, tes sœurs…ta grande-mère, ta mère, tes sœurs…ta grande-mère » plusieurs fois de suite, comme si je n’entendais pas, ou pour que je comprenne bien. Et il a continué : « tu connais les falaises là ?, je vais te prendre et après je vais te jeter par ces falaises ».
Là, je suis descendu de mon vélo et l’ai mis devant moi, entre nous deux. Un bouclier. Je vois encore des os d’un grand animal que j’ignore. Un cheval peut-être. Ça sens la viande encore, ce sont les os. Ils sont éparpillés, certains sont tombé dans la direction des les voitures. Ça sens la viande fraîche même si les os sont déjà en putréfaction. Tous ces restes paraissent des tatouages du paysage. Les couleurs sont les seules qui subissent le temps. L’image est rentrée dans mon cerveau déjà cristallisée. Oui, je connais bien ces falaises. Je me suis vu prise par une main géante qui me lâchais comme si j’étais légère comme un cheveux. J’ai ris un peu. Tout ça n’a durée que quelques micro-secondes.
Le jeune était encore devant moi en disant son monologue monotone. J’avais décidé de ne rien dire et je m’en voulais. Me taire me mettais dans une position de femme fragile et dépourvue que je ne supporte pas. Mais j’avais devant moi un de fou avec qui le dialogue était impossible »), vexé par mon doigt magique. S’il savait la colère que j’ai eu. A mon sens on était égaux, le match aurait pu s’arrêter là. Mais il me criait dessus et m’insultait, hors jeu donc. J’ai compris que son égo était si touché qu’en fait il ne jouait plus. Pouvoir du geste !
Je gardais encore le silence, aussi pour l’ennuyer. Enfin, il est reparti avec son scooter et avec des menaces en l’air. J’avais presque contenu ma respiration durant la scène. Transpiration froide à 30°. L’homme de la voiture continuait à réparer son pneu. Il ne s’étaient passé que 5 min depuis que j’avais croisé le jeune en scooter sur la belle-vue. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis excusé auprès de lui. Il m’a dit : « pas de souci, vous avez bien fait ». Comment ça ?, je dis. « Oui, vous n’avez rien dit, c’est bien ». Encore un gros silence. Complète déception. L’héro de mon histoire était devenu le complice silencieux et banal de cette rencontre violente. J’avais été vraiment seule en fait. Je suis monté sur mon vélo pour finir ma route et je suis arrivé à La Déviation pour le garer. « Salut Fran, tu vas bien ? » Oui, merci, ça va. Je n’ai rien dit.
« Être en marge n’est qu’être à la périphérie. La moyenne n’est que le point central qui permet de ne pas trop s’éloigner de la majorité, de la représenter. Elle n’est pas un idéal à atteindre et surtout pas une identité. La marge est en réalité un appel à désobéir, à affirmer sa singularité et son identité dans un monde contemporain qui se plaît à normaliser, consigner, massifier. Paradoxalement, c’est contre l’isolement et la perte de repères que la marge se bat. En défiant la normalité et la banalité, la marge nous impose à repenser le monde. Rien ne doit être normal, habituel, attendu : c’est l’imprévisibilité et l’irréversibilité qui fondent l’Humain et le monde. Ce sont donc la désobéissance civile, la révolte intellectuelle, la volonté de penser qui émergent grâce à la marge. La marge tolérée laisse l’imprévisible se glisser dans notre vie, il faut alors se précipiter pour l’embrasser et ne plus jamais le laisser s’évanouir. Doucement, s’immisce le chaos dans notre vie, nous rendant encore plus vivants et humains. La marge devient un jeu entre les limites, parfois même avec les limites ; déferlant notre désir, tel un moteur vital. »
(Texte de la performance)